Le Misanthrope du Collectif Caravelle

Des élèves de première et de CPGE du lycée et quelques professeurs ont assisté au PARI à la représentation du Misanthrope, de Molière mis en scène par le Collectif Caravelle. Ils vous livrent leur appréciation de celle-ci.

Pierre Dux, alors administrateur-général de la Comédie-Française, dans un article publié en 1972, cite et approuve Brecht : 
« Toute représentation vivante de nos œuvres classiques se heurte à de nombreux obstacles. Le pire est la paresse intellectuelle des routiniers et la mollesse de leur sensibilité. Il est une tradition d’interprétation que nous considérons non sans légèreté comme faisant partie intégrante de notre patrimoine culturel, bien que tout son apport se réduise à une dégradation de l’œuvre, c’est-à-dire du patrimoine véritable. Au fond, il s’agit là d’une tradition de détérioration des œuvres classiques.
C’est comme si on avait laissé par négligence la poussière s’accumuler sur les grands tableaux du passé, des copistes plus ou moins zélés reproduisant alors les taches de poussière avec le reste. Ce qui disparaît d’abord dans cette opération, c’est la fraîcheur originelle des œuvres, ce qu’elles ont eu d’étonnant, de nouveau et de fécond pour leur époque, et qui est l’une de leurs caractéristiques essentielles. La technique traditionnelle d’interprétation est un encouragement à cette tendance à la facilité, qui est le fait des metteurs en scène et des comédiens tout autant que du public. […] Du coup, on voit naître avec le temps un sentiment d’ennui qui, lui aussi, est étranger aux classiques.
Pour lutter contre cette tendance, des metteurs en scène et des comédiens, souvent talentueux, s’efforcent de découvrir des effets nouveaux, jamais vus encore, des effets à sensation, mais qui n’en demeurent pas moins purement formels, tant ils sont surajoutés, imposés à l’œuvre, à son contenu et à son orientation, en sorte qu’il en résulte des altérations plus graves que dans les représentations conformes à la tradition. Car le contenu et l’orientation de l’œuvre classique ne sont plus seulement voilés ou affadis, ils sont proprement falsifiés. »
 
Pierre Dux commente : « Prise entre la nécessité de procéder à cette rénovation permanente des œuvres classiques et la crainte de les présenter sous un jour faux, la Comédie-Française court le risque d’offrir des spectacles hybrides, ni nouveaux ni traditionnels, et qui ne pourraient satisfaire personne. II ne faut pas perdre de vue qu’une modification simplement formelle du spectacle ne constitue nullement une recherche d’interprétation de la pièce, mais une simple remise au goût du jour, comme telle soumise aux caprices de la mode qui l’a inspirée.  »

La Comédie-Française se doit, à mon sens, de faire alterner les mises en scène traditionnelles renouvelées ‒ dont le succès est sinon assuré du moins très probable ‒, et les mises en scène d’un esprit nouveau.

Pour moi, la mise en scène du Pari, globalement, a relevé le défi, avec succès !
– Elle a été une « représentation vivante » d’une œuvre classique. Aucune « paresse intellectuelle » chez cette jeune troupe !
– Il n’y a pas eu « dégradation de l’œuvre, c’est-à-dire du patrimoine véritable » car cette mise en scène a résolument balayé la « poussière » qui s’est inévitablement déposée sur Le Misanthrope depuis plusieurs siècles.
– Une « fraîcheur originelle » a été retrouvée. La satire des mœurs et la réflexion philosophique ont conservé leur caractère « fécond », grâce à la modernisation des situations.
– Les metteurs en scène et les comédiens ne sont pas tombés dans le double piège : « Pour lutter contre cette tendance, des metteurs en scène et des comédiens, souvent talentueux, s’efforcent de découvrir des effets nouveaux, jamais vus encore, des effets à sensation, mais qui n’en demeurent pas moins purement formels, tant ils sont surajoutés, imposés à l’œuvre, à son contenu et à son orientation » ; « risque d’offrir des spectacles hybrides, ni nouveaux ni traditionnels, et qui ne pourraient satisfaire personne ».

Des élèves de ma classe ont regretté de ne pas retrouver la pièce qu’ils avaient étudiée : ce n’était « pas vraiment Le Misanthrope », ai-je entendu. J’ai rétorqué : « à mes yeux, c’était encore plus Le Misanthrope ». 
Même si l’utilisation des nouvelles technologies et notamment du mobile est devenue banale dans les mises en scène contemporaines, je soutiens sans réserve la logique globale de cette mise en scène et la conception initiale d’un dispositif énonciatif permettant l’utilisation d’un grand écran (trop petit d’ailleurs) et des téléphones portables.

Exemple d’exploitation « géniale » (ou bienvenue) de ce dispositif :
– La transformation du compte rendu narratif de Philinte (comment la tentative de conciliation entre Alceste et Oronte dans l’« affaire du sonnet » s’est-elle déroulée ?) en interview d’Alceste diffusée sur une chaîne d’info continue. Notons que, sur le plan technique, cette parodie était très bien réalisée. Elle était, et c’est essentiel ici, « réaliste ».
– Le metteur en scène n’a pas reculé devant des effets (des symboles) simples mais nécessaires : par exemple, des écrans d’accueil révélant la personnalité de l’utilisateur ; bien sûr, Alceste a choisi un désert !
– Dans la scène du lynchage de Célimène, les « billets » de Célimène sont devenus des courriels ou des SMS.
C’est l’esprit réjoui (et non blasé) que je m’exclame : « Évidemment ! »
Les jeux avec le texte classique étaient le plus souvent réussis.
– La lecture du sonnet d’Oronte, interrompue à plusieurs reprises après le mot « espoir ». Le ridicule auteur espère tellement que son sonnet sera applaudi ! Une didascalie de Molière indique : « À toutes ces interruptions il regarde Alceste ». Dans cette mise en scène, ces interruptions pédantes étaient fortement et comiquement marquées par l’interruption brutale de la musique accompagnant la lecture autosatisfaite de ce morceau de rhétorique galante.
– Les chorégraphies sur le canapé pendant les portraits ciselés par Célimène.

Multiples autres bonnes idées :
– Utiliser l’interprétation, par Brassens, de la « vieille chanson » qu’Alceste préfère au sonnet artificiel d’Oronte.
– La scène où un marquis « branle » le col d’une bouteille de champagne était-elle malséante ? Dans la pièce de Molière, ces marquis, imbus de leur « race », n’ont qu’une seule occupation : assister au lever et au coucher du Roi. Leurs homologues, en 2019, sont également des parasites (pour reprendre une image de Voltaire qui dénonce la morgue improductive des nobles français) qui passent leurs journées et soirées à faire la fête, boire et « se masturber ». Le ridicule guignolesque (joué de façon délirante) de ces « privilégiés » et ces pointes obscènes (car « obscènes », ils le sont, « socialement ») ne m’ont pas dérangé, au contraire.

François Freby, professeur de lettres en CPEG

Border-scène, la quintessence du pire ?

Septembre 2018 : présentation de la saison aux Nouveautés. Le porte-parole du collectif Caravelle fait l’article de son spectacle. Ses façons guide suprême, ses approximations historiques et langagières laissent présager d’une lecture un rien idéologique, un soupçon biaisée, un poil hors-sujet du
Misanthrope.
Avril 2019 : à l’issue de la représentation du Misanthrope destinée à un public scolaire, une comédienne du collectif (mais de « Pas la Comédie française », ainsi que nous en a instruits le générique de fin), anime le bord de scène à force de ouais, c’est cool, juste, trop pas. Histoire de parler
aux djeuns, quoi. Lol. Border-scène, la quintessence du pire ?

 

A la scène, divine surprise!

Que nenni! C’est un Misanthrope authentique, tonique, transposé dans le monde actuel mais peu soucieux des normes dramaturgiques édictées par nos nouveaux censeurs que nous a servi le collectif Caravelle. Divine surprise !
La tyrannie de l’écran et des réseaux sociaux se substitue intelligemment aux rivalités de salon. Certaines trouvailles dynamisent, électrisent le jeu de scène : ainsi de la médiatisation du procès d’Alceste ou de l’exécution de Célimène via whatsapp. On entend Molière, et plus encore, dans la voix et les postures de Soraya Bitard (remarquable Arsinoé), dans la diction savoureuse et langoureuse du sonnet déclamé par le brave pédant qu’est Oronte. On se plaît à voir Alceste entonner, fort opportunément, du Brassens. Si l’on déplore le statisme de certains comédiens, il peut être le revers d’une mise en scène épurée qui laisse place au texte. La voilà, la révolution !

Petits marquims’ et onanisme

Il y a une scène dont Caravelle aurait pu (dû) faire l’économie : celle où les petits marquis, Acaste et Clitandre, au cours d’une orgie, s’adonnent sans vergogne à l’onanisme. Question de bienséance (cf. Dictionnaire portatif du bachelier). Bienséance externe, parce que, si les normes sociales et morales se sont assouplies en l’espace de quelques siècles, cette pratique n’en reste pas moins de l’ordre d’un intime dont peu songeraient à se glorifier. Respect, aussi, d’un public constitué de collégiens, de lycéens, et (accessoirement) de leurs professeurs. Bienséance interne, parce que le ridicule du petit marquis procède de l’excès certes, mais de l’excès de raffinement : petits marquims’, donc, ne saurait rimer avec onanisme.

Clotilde Lancrenon, professeur de lettres classiques

Vous pouvez retrouver le teaser de ce spectacle réalisé par le Collectif Caravelle :